Il ne se passe pas un mois sans qu’un média ou une ONG ne révèle un nouveau cas de violation des droits humains ou de l’environnement par une multinationale basée en Suisse. Cette situation ne peut plus durer: il est plus que temps que la Confédération prenne des mesures efficaces et contraignantes pour réguler les agissements de ces entreprises, en instaurant notamment un devoir de diligence raisonnable des entreprises et en facilitant l’accès à des voies de recours pour les personnes lésées.

En 2011, l’ONU adoptait des principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Aussi appelé «stratégie Ruggie», ce document attribue à l’Etat un rôle actif dans la protection des droits humains contre les atteintes par des entreprises. Dans la foulée, la pétition «Droits sans frontières», forte de 135 000 signatures, demandait que les multinationales suisses respectent les droits humains et de l’environnement partout dans le monde et que les victimes de violations puissent accéder à la justice en Suisse.

Plusieurs interventions parlementaires ont repris ces exigences, comme celle de 2012 demandant «une stratégie Ruggie pour la Suisse» et un postulat adopté en novembre 2014 par le Conseil des Etats sur l’accès à la réparation. Leur adoption par les Chambres et les réponses favorables du Conseil fédéral ont suscité l’espoir d’avancées rapides dans le contrôle des multinationales. Dans des rapports rendus en mars 2013 sur les matières premières et en mai 2014 sur le devoir de diligence (rapport de droit comparé), le Conseil fédéral reconnaît l’existence de problèmes et de lacunes dans la législation, se déclare conscient de son devoir de protéger les droits fondamentaux et de permettre l’accès à la justice, et liste plusieurs mesures possibles pour engager les entreprises à respecter les droits humains et de l’environnement, dont l’introduction d’un devoir de diligence. Un tel devoir, prévu par les principes directeurs de l’ONU, repose sur l’évaluation des risques, la mise en œuvre de mesures pour éviter et atténuer les incidences potentielles, la réparation des atteintes aux droits et la communication sur les mesures prises.

Pourtant, l’enthousiasme est vite retombé. Alors que le Conseil fédéral reconnaît qu’il est nécessaire d’agir, il en reste au stade des bonnes intentions, refusant de franchir le pas de la mise en œuvre des mesures évoquées dans ses rapports. Même les travaux lancés prennent du retard, comme le plan d’action pour la mise en œuvre d’une stratégie Ruggie en Suisse, toujours pas disponible alors qu’il a été demandé en 2012 et était prévu pour décembre 2014.

En rejetant, le 17 décembre dernier, une motion de la Commission de politique extérieure du Conseil national demandant d’instaurer une obligation de diligence raisonnable, le Conseil fédéral renvoie la question aux calendes grecques. Il refuse de jouer le rôle de précurseur, préférant attendre de voir ce que l’Union européenne décide d’entreprendre. Le gouvernement continue à croire en l’autorégulation, alors que seules des mesures juridiquement contraignantes pourraient inciter les entreprises à modifier leur comportement.

Ceci est d’autant plus préoccupant que les cantons, notamment Genève et Vaud, continuent à accorder des allégements fiscaux en millions de francs à des multinationales, sans que la question du respect des droits humains des sociétés du groupe ne soit un critère d’évaluation.

Alors que la voie officielle est aujourd’hui dans l’impasse, c’est à nouveau à la société civile de rappeler les autorités à leurs responsabilités, comme en 2011 avec la pétition «Droits sans frontières». On se réjouit d’entendre qu’une vaste coalition de 50 organisations de la société civile, regroupant notamment Amnesty International, Swissaid, Alliance Sud et Greenpeace, s’active autour du lancement d’une initiative populaire. Cette initiative, dont la collecte devrait débuter prochainement, demande ce qui devient progressivement un standard international, que la Suisse oblige les entreprises sous sa juridiction à exercer une diligence raisonnable en matière de droits humains et de l’environnement.

La préoccupation causée par les violations des droits humains par les entreprises suisses est loin d’être une question dogmatique. Le Conseil fédéral lui-même admet que ces agissements mettent en danger non seulement la réputation des entreprises, mais aussi l’image et les intérêts économiques de la Suisse. Faute d’action, la Suisse voit déjà son image internationale se dégrader. Preuve en est non seulement la prise de position du Comité des droits de l’enfant de l’ONU, qui s’est déclaré, début février 2015, préoccupé par la position attentiste et minimaliste de la Suisse face aux violations des droits de l’enfant par des entreprises helvètes, mais aussi les calicots des manifestants à travers le monde, repris dans les images de télévision ou sur les réseaux sociaux – qui associent la Suisse aux agissements de sociétés irrespectueuses des droits humains localement.

Siège de nombreuses entreprises multinationales, mais aussi d’organismes internationaux comme l’ONU, la Suisse – si elle veut consolider la place de la Genève internationale – se doit d’assumer un rôle de précurseur en matière de respect des droits humains et de l’environnement par les entreprises. Le Conseil fédéral lui-même le reconnaît dans son rapport de mai 2014. Il n’y a plus qu’à tirer les leçons de ces constats et prendre enfin des mesures efficaces et contraignantes pour amener les entreprises multinationales ayant leur siège en Suisse à être exemplaires et à mettre un terme aux violations des droits humains.

18. mar 2015